jeudi 4 juin 2015

Marc Petit nous envoie un beau texte sur Hölderlin!


HÖLDERLIN




Il avait chanté les fleuves de son pays, le Neckar, le Rhin, le Danube, interrogeant les tours et détours de ces êtres mythiques dont les humeurs orientent l’histoire des peuples et leur destin.
Né au milieu des vignes, dans l’austère et paisible Souabe, que pouvait-il espérer de la vie, ce fils de pasteur voué à la même carrière que son père prématurément disparu, si ce n’est la satisfaction du devoir accompli, à l’abri des remous de l’histoire et des coups de vent du génie ?
Il s’était lancé dans le vide, comme les enfants des pauvres, qui pour quelques sous, plongent du haut des rochers dans un trou d’eau. Comment vivre poétiquement sur terre ? La poésie ne nourrit pas son homme : il lui fallut se faire précepteur, endurer des humiliations, ne connaître d’amours que clandestines.
Le 8 pluviôse an X (28 janvier 1802), Friedrich Hölderlin arrive à Bordeaux pour prendre une place d’« instituteur » chez le consul de Hambourg, Johann Christoph Meyer, par ailleurs négociant en vins, qui possède une belle demeure néoclassique dans les allées de Tourny et une autre propriété du côté de Blanquefort.
La ville elle-même retient peu son attention. Ses pas le mènent vers le Port de la Lune, les vignes alentour, la colline de Lormont. A quai, deux navires portent le nom de Christophe Colomb : « le Columbus de Stettin, capitaine Kotin Roorgant, venant dudit lieu, chargé de bois du nord », et un autre bâtiment, américain celui-là, « doublé en cuivre et construit dans la vieille Angleterre, à vendre de gré à gré ».
La paix revenue, écrit un journal local, tous les esprits sont dirigés vers la restauration du commerce, source unique de la prospérité. Bois de teinture, café, coton, cacao, indigo, poivre, cannelle, girofle, muscade, riz, sucre, tabac, savon, eaux-de-vie et vins. Une cité dont le commerce repose principalement sur les colonies, voilà qui élargit singulièrement l’horizon d’un Wurtembergeois ! Et ressuscite l’aventure des Grecs, peuple de marins, aux antipodes du repli sur les valeurs du sang et du sol du germanisme naissant.
Good Friends, Le Désir de la Paix, Die Gute Hoffnung, Harmonia, Le Courier des Isles, L’Heureuse Nouvelle, sont quelques autres noms lus sur les coques des navires au fil des jours.
La mer et les vivants, non la terre et les morts. Les femmes brunes, et le vin rouge, presque noir, et les figuiers. Adossé, au dessus de la rive escarpée, à la colline qui est pour lui, le Souabe, comme un dernier lointain contrefort du pays natal, Hölderlin songe : le lieu sans lieu de la poésie à venir, ne serait-ce pas cette pointe, cette avancée de terre entre deux eaux, face à l’inconnu du grand large ? Etre poète, n’est-ce pas cela, se tenir là, entre les deux fleuves, le dos au vent, là où la mer commence, où elle s’engouffre, parler au rythme du flux et du ressac, au lieu de l’échange, dans le va-et-vient des eaux pulsées par les trois cœurs, ou bien même sur la crête dansante du mascaret ?
Nul ne sait ce qui s’est passé un jour de mai (floréal) 1802, pourquoi cette fuite précipitée jusqu’à Nürtingen, la ville où habitait sa mère. Au retour, un de ses amis le découvre avec stupeur : « méconnaissable, dépenaillé, maigre, dans un état de grande excitation », Hölderlin a presque déjà l’air du fou qu’il sera bientôt.
Seul témoin de l’expérience bordelaise, un poème, « En Souvenir », écrit un an plus tard, nous permet d’entrevoir un peu de cette beauté que Rilke appelait « le premier degré du terrible », tout au bout du promontoire:

Le vent du nord-est souffle
Pour moi le plus cher entre tous
Parce qu’il présage esprit ardent
Et bonne traversée aux gens de mer.
Mais va, toi, maintenant,
Salue la belle Garonne
Et les jardins de Bordeaux
(…)
Ils sont partis, les hommes
Vers les Indes lointaines
Là-bas, à la pointe battue de vent
Près des coteaux plantés de vignes
Là où descend la Dordogne
Et ensemble avec la superbe
Garonne s’élargit
Le fleuve en mer. Car l’océan
Prend et redonne la mémoire
Et l’amour aussi rive les yeux,
Mais seuls les poètes fondent ce qui demeure.
 

Marc PETIT